26.
La Compétition
Au même moment, à plusieurs lieues au sud, le groupe de Jasson avait élu domicile dans l’ancien Château de Zénor. Les Chevaliers qu’il dirigeait étaient dans la vingtaine, sauf le capitaine Kardey qui venait, tout comme lui, d’atteindre la quarantaine. Bien que sa troupe fût moins turbulente que celle de son frère Bergeau, Jasson décida tout de même d’occuper ses soldats de façon constructive.
Il remarqua que Farrell avait commencé à rebâtir le mur démoli du côté est de la forteresse lors de son séjour solitaire à Zénor, trois ans plus tôt. Jasson décida que la complétion de cet ouvrage permettrait à ses jeunes compagnons de perfectionner leurs pouvoirs de lévitation tout en les empêchant de faire des bêtises.
Ils installèrent leurs affaires dans le grand hall du château. Ils enlevèrent leurs cuirasses, puis Jasson les emmena dans la cour. D’énormes blocs de pierre gisaient un peu partout sur la plage et à l’intérieur des fortifications, monuments lugubres évoquant le terrible affrontement entre les sorciers et les magiciens d’antan.
Afin de rendre le défi encore plus intéressant, Jasson demanda à ses soldats de former deux équipes. Chacune d’elles devrait reconstruire le mur d’un côté de l’ancienne porte, en respectant le style d’architecture de l’époque. Il leur donna le droit d’utiliser tous leurs pouvoirs et leur annonça qu’il jugerait lui-même du meilleur résultat, une fois les travaux terminés.
Lorsqu’il quitta le château pour aller marcher sur la plage, Jasson fut incapable de réprimer un sourire en sentant la soudaine agitation de sa troupe. Il sonda la côte de Zénor jusqu’aux confins du Désert, mais capta surtout le mouvement des pierres derrière lui. Il se tourna plutôt vers l’océan, se rappelant l’attaque sauvage de Sélace contre ses frères. Tout semblait calme de ce côté.
Dans la grande cour, les Chevaliers se divisèrent spontanément en deux groupes. Le premier se mit aussitôt à discuter de stratégie, tandis que le second, sous la direction de Kardey, commença tout de suite à réunir les blocs devant le mur afin de décider leur position dans la construction. Même si ces magiciens avaient, au fil du temps, appris à déplacer des objets lourds dans les airs, il leur fallait également résoudre le problème du mortier.
— Si les habitants de Zénor ont jadis puisé tous les matériaux nécessaires dans les environs, nous sommes capables de le faire aussi, argumenta Sage.
Ariane s’approcha du mur. Elle passa doucement la main le long des joints pour en définir la composition, utilisant ses facultés magiques.
— Tu as raison, Sage, reconnut la Fée Chevalier. Il est composé de sable et de marne.
Kardey envoya donc Ariane, Sage et Kira à la recherche des ingrédients requis. Pour les transporter jusqu’au château, il fabriqua lui-même une brouette avec un vieux chariot déniché dans un coin de l’écurie. Pendant ce temps, Corbin, Yamina, Joslove ainsi que l’Écuyer Camilla continuèrent de rassembler les pierres nécessaires à la réfection de la partie gauche du mur.
Lorsqu’ils virent que leurs compagnons semblaient savoir ce qu’ils faisaient, l’équipe de Botti vint s’enquérir auprès de Kardey de la marche à suivre pour faire le même travail sur leur moitié du mur. Le capitaine leur donna volontiers des directives et, au bout d’un moment, les quatorze Chevaliers et les sept Écuyers se mirent à travailler ensemble plutôt que séparément.
Sage déchargea plusieurs brouettes de sable dans un grand trou creusé par la chute d’un des blocs de pierre durant la dernière guerre. Kardey y ajouta lui-même une certaine quantité de marne. Ils y lancèrent de petits fragments de pierre et y versèrent de l’eau. Satisfaite de la consistance du mélange, Kira se mit à malaxer le tout à l’aide d’une grosse branche. Pieds nus et ne portant que sa tunique mauve, elle remuait la mixture en se laissant chauffer au soleil, debout dans le mortier.
Elle reçut alors une masse humide et froide sur la nuque. Elle poussa un cri de surprise et vit la substance sablonneuse dégouliner sur ses épaules, trempant son vêtement. Ses compagnons éclatèrent de rire. Offensée, la Sholienne fit volte-face, à la recherche de l’auteur de cet affront. Interloquée, elle constata que c’était Sage. Il se tenait à l’autre extrémité du grand réservoir improvisé, du gâchis dans les mains et l’air coupable.
— Ce n’est pas toi que je visais, mais Corbin, s’excusa-t-il avec une attitude repentante qui ne convainquit personne.
Kira laissa tomber sa branche. Elle s’élança dans le mélange vaseux, en direction de son époux, avec l’intention de lui donner une leçon dont il se souviendrait longtemps. Son geste mit le feu aux poudres et tous les soldats plongèrent les mains dans la mixture, malgré les protestations de Kardey, qui voulait s’acquitter de la tâche que leur avait confiée Jasson.
— Les enfants ! cria-t-il au milieu des rires et des sifflements des projectiles humides. Vous êtes des Chevaliers d’Émeraude !
Il reçut une salve en plein visage. Oubliant qu’il était l’aîné du groupe, il sauta dans le trou et se mit à bombarder tous ceux qui l’entouraient.
* *
*
À son retour de la plage, plusieurs heures plus tard, Jasson fut bien content de constater l’étendue des réparations apportées à la muraille. « Mais pourquoi ont-ils la mine déconfite et pourquoi sont-ils couverts de boue ? » s’étonna-t-il. Avant qu’il puisse leur demander ce qui s’était passé, Botti s’approcha en essuyant le mortier sur son visage.
— Mon équipe a perdu la partie, Jasson, car elle n’a pas suivi tes consignes, déplora-t-il en regardant le lieutenant droit dans les yeux. Au lieu de travailler de façon séparée, nous avons décidé d’unir nos efforts à ceux de l’équipe de Kardey afin d’être plus efficaces.
Un sourire de satisfaction fendit le visage de l’aîné. Botti comprit aussitôt que leur désobéissance ne le contrariait pas du tout.
— Vous avez compris la leçon beaucoup plus rapidement que je le croyais, avoua Jasson.
— Quelle leçon ? voulut savoir Joslove.
— Les Chevaliers sont forts parce qu’ils savent travailler ensemble, même lorsqu’on tente de les diviser. Je suis vraiment fier de vous.
Les soldats et leurs apprentis exprimèrent leur soulagement avec des cris de joie. Puisque la journée s’achevait, Jasson leur demanda de se nettoyer puis d’allumer un feu dans l’âtre du hall. Ils disposaient de vivres pour au moins une semaine. Il leur faudrait donc décider de la façon de se nourrir pendant le reste du mois.
Assis en rond dans la grande pièce froide et humide, alors que le soleil disparaissait rapidement dans la mer, les jeunes jetèrent leurs couvertures sur leurs épaules. A tour de rôle, ils partagèrent leur opinion au sujet de la survie dans cette contrée pauvre et sans ressources, Jasson les écouta avec attention en attisant le feu. Kardey voulait évidemment partir à la chasse. Mais les seuls endroits où ils pourraient trouver du gibier se trouvaient à des lieues au sud, là où les rivières des hauts plateaux se jetaient dans la mer, ou encore à l’est, sur la falaise, dans les forêts de Zénor. Ils n’étaient pas suffisamment nombreux pour se priver d’un homme ou deux pendant tout ce temps.
Sage regretta l’absence de ses faucons, car ils auraient sans doute pu chasser pour eux. Avec un sourire narquois, Kira lui fit remarquer que tous les parents avaient besoin de vacances de temps en temps. Les joues du guerrier devinrent cramoisies. Il baissa la tête pour éviter les moqueries de ses compagnons. Fabrice leur rappela alors que les habitants de Zénor péchaient en mer à ce temps de l’année et qu’il leur suffisait de leur acheter du poisson à leur retour.
En silence, Kira sonda l’océan aussi loin qu’elle le put. Elle repéra effectivement les sept embarcations en haute mer. Les pêcheurs à leur bord semblaient contents, ce qui voulait dire que leurs filets étaient pleins.
— S’ils n’en ont pas à vendre, nous pourrions aller chercher de la nourriture au village sur la falaise, suggéra Dienelt. Nous serions partis moins longtemps que si nous étions à la chasse.
« Encore une fois, nous serions privés d’une partie de nos soldats… à moins d’envoyer des Ecuyers au village du Roi Vail », pensa Jasson. Cela leur donnerait confiance en eux et le code lui permettait de se servir ainsi des apprentis, mais il n’en parla pas tout de suite à ses compagnons. Il continua plutôt d’écouter leurs suggestions. Puis, tout à coup, il se rendit compte que c’était sûrement ainsi que se sentait Wellan lorsqu’il devait prendre une décision pour tout le groupe. Il comprit pourquoi il ne pouvait pas toujours leur révéler le fond de sa pensée.
Lorsque le château fut plongé dans l’obscurité, les Chevaliers s’enroulèrent dans leurs couvertures près du feu qui chassait l’humidité. Jasson prit le premier tour de garde. Il serait remplacé par Brannock quelques heures plus tard. Il scruta magiquement la côte à la recherche de toute activité suspecte éventuelle. Rien.